dimanche 29 juillet 2012

Daniel Higgs: "Beyond and Between" (La Castanya, 2011)


Certains artistes me permettent de réfléchir sur la musique, d'entretenir un dialogue avec eux, même s'ils ne répondent pas directement à mes questions. L'avantage d'être une personnalité publique, est qu'on peut (on doit?) en répondre à tout moment; on échappe aux limites de l'inter-subjectivité, on se positionne publiquement, on accorde des entrevues, on crée et tous peuvent alors projeter dans l'autre leurs fantasmes. Dans cette relation imaginaire, on a parfois l'impression de mieux connaître la personne qu'un autre, sorte de délire érotomane à petite échelle. Je ne prétends pas connaître Daniel Higgs mieux qu'un autre, mais j'ai cette vive impression de pouvoir entretenir un dialogue avec sa musique. Higgs est un nom que j'ai mentionné à plusieurs reprises sur ce blog, sans toutefois l'approfondir. J'ai fait des parallèles avec d'autres artistes, tracés des diagonales entre lui et les membres de son groupe Lungfish, mais je n'ai jamais présenté l'artiste ou un de ses albums. J'ai toutefois écrit une critique du disque "Say God" paru en 2010 sur Thrill Jockey, qu'on peut retrouver ici. Je l'ai aussi fait venir pour deux spectacles à Montréal. Je suis un fan; c'est un artiste que j'aime et que j'estime énormément. Alors, quand l'homme sort un nouveau disque, je ne peux réfréner mon envie de tuer; d'acheter le disque et faire taire mon désir.




Au fil de ses nombreux albums, Daniel Higgs nous a habitué à l'écouter en solo. Ses disques nous ont introduit à un art pratiqué comme seul lui peut le faire. Que ce soit par des disques instrumentaux de banjos passés à la distorsion (Atomic Yggdrasil Tarot, Hymnprovisations For Banjo, Plays The Mirror Of The Apocalypse And Other Songs) ou de guimbarde (Magic Alphabet), d'autres faisant une plus grande place à sa voix et sa récitation (Say God) ou tout simplement son chant et un amalgame de tout le reste (Ancestral Songs, Metempsychotic Melodies, Ultraterrestrial Harvest Hymns,Devotional Songs Of Daniel Higgs...). De plus, il a développé en parallèle un monde visuel qui lui est propre, se retrouvant sous formes de livres, de pochettes de disques et de tatouages. Daniel Higgs est un artiste à part, un épiphénomène étrange de la culture underground occidentale.



Suite aux années Lungfish (1987-2005), il a travaillé seul de son côté, s'entourant d'une bien mince liste de collaborateurs. Quelques projets ont retenu notre attention, dont le duo Pupils avec l'ex-Lungfish Asa Osborne, sa collaboration avec le groupe rock expérimental Skull Defekts et surtout le projet Clairaudience Fellowship avec l'énigmatique musicien noise Twig Harper de Nautical Almanac. Ce dernier projet est à mon avis le plus réussi, mais il occulte l'instrument de prédilection de Higgs, soit le long neck banjo inventé par Pete Seeger, pour donner raison à l'hégémonie de l'électronique,



Car c'est probablement au banjo que la musique de Higgs prend tout son sens. Son jeu est libre mais surtout fortement influencé par la musique orientale. D'ailleurs, il s'accompagne souvent à l'harmonium et au sruti box et cette influence se déploie dans toute sa richesse à l'intérieur son jeu de banjo et ses inflexions de voix. Non seulement la musique Indienne influence-t-elle son esthétique musicale, mais sa philosophie est aussi marquée par l'hindouisme. En fait, Higgs procède à un syncrétisme religieux propre à notre époque. Il parvient à intégrer au sein d'un même discours des éléments empruntés au soufisme, au christianisme, à l'hindouisme et à la kabbale judaïque. Ce syncrétisme est le propre de l'ère post-moderne ; s'approprier des éléments épars et les réunir à l'intérieur d'un même système permettant le développement individuel de l'homme.

Une recherche de ce type, rassemble des éléments différents autour d'un centre magnétique et c'est ce centre qui nous intéresse. Car derrière tous ces emprunts, il reste habituellement quelque chose d'incorruptible, propre à la personne; le noyau de ce qui constitue le Sujet. J'ai déjà avancé que Daniel Higgs est un des derniers véritable mystique moderne car il intègre un aspect concret à sa démarche et à son contact on est rapidement déstabilisé par son attitude. Un mystique certes, mais tout de même très près de son narcissisme. Car lorsqu'on tranche à travers le superflu, l'homme qui reste est bien ordinaire et nous apparaît comme habité d'une profonde tristesse et solitude. En d'autres termes, l'homme est continuellement habité par la perte et le manque et ses poèmes ne sont que des tentatives de se réapproprier l'angoisse. On pourra toujours parer ces deux attribut de leurs plus beaux atours, et essayer de les faire taire, ils resteront toujours au coeur de la pensée et de l'être de l'homme.

"There's a bridal chamber in your heart/A sacrificial altar in your mind"

De plus, Higgs a choisit de se départir de ses biens, de vivre sur la route avec ses poèmes, son banjo et son talent artistique. Il a choisit de prendre le chemin romantique du hobo de la grande dépression, du nomadisme, en se promenant de villes en villes, dormant sur les lits de fortune qu'on veut bien lui offrir avec son instrument à l'épaule. Ses pérégrinations l'entraînent un peu partout, en Amérique du nord mais aussi en Europe, dans des endroits où on lui offre le gîte et la possibilité d'enregistrer. La dernière fois que Higgs est venu à Montréal, il a passé deux jours à l'Hotel2Tango à enregistrer des chansons, ne s'arrêtant que par manque de ruban.



Pour revenir à ce plus récent disque vinyle de Daniel Higgs, l'album "Beyond and Between" est passé inaperçu car il est sorti sur le label espagnol La Castanya et n'a été que très brièvment disponible en Amérique du nord via Thrill Jockey et Dischord (il semble leur rester des copies). Les pièces composant l'oeuvre ont été aussi enregistré en Espagne, durant un blitz de trois jours. On est surpris de la durée de ce plus récent lp, surtout composé de courtes pièces mais segmentées par un monolithe de 15 minutes. Il s'agit d'un disque acoustique laissant l'espace libre au chant et au banjo mais qui surprend par ses accompagnements. Ce qui rend cet album si singulier est qu' Higgs est accompagné par le percussionniste espagnol Marc Clos. Diplomé du conservatoire du Liceu de Barcelone, celui-ci s'entoure d'une variété d'instruments tels, le tamborello, le tar, le bendir, le vibraphone, le marimba et le timpani. Cette richesse percussive soutient parfaitement le banjo, qui se permet d'être un peu plus minimal par moment, pour ne suivre qu'une rythmique simple reprise par les tambours.

En utilisant des instruments aux sonorités arabo-andalouse, Clos ajoute définitivement quelque chose à la musique de Higgs, un en plus, qui génère un retour à une tradition dont il est facile pour le principal intéressé de s'en éloigner. On a parfois l'impression d'entendre un groupe d'inspiration médiévale, reprenant des airs byzantins. Cependant, Marc Clos se montre parfois hésitant, toujours discret, les quelques moments plus engageants sont de très courtes interludes où on peut imaginer une réelle cohésion entre les deux musiciens. C'est parfois une tâche ingrate d'accompagner un musicien, on se retient, on hésite on ne veut pas faire de l'ombre... C'est l'impression qui nous reste à l'écoute de "Beyond and Between". Mais en même temps, on se dit qu'on est heureux de toute cette place laissé au barde et à sa voix. Au niveau des paroles, Higgs reste dans ses thèmes de prédilections, des trois pièces vocales, deux portent sur le retour et l'autre sur la bible. En fait, la pièce sur la bible transforme le livre en un lieu et nous invite à un voyage vers l'intérieur de la reliure, d'entrer dans la bible comme dans une forêt sauvage. On voit donc une trame narrative cohérente qui se dégage des chansons; Higgs chante la gloire du retour, retour vers une maison perdue, intérieure, occultée par des pensées et des distractions futiles. Le chemin du retour demande une marche affirmée et joyeuse. Ce faisant, Daniel Higgs ajoute un autre album fascinant à sa discographie.


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