mercredi 8 août 2012

King Dude: "Love" (Dais Records, 2011)


Je suis en train de rattraper le temps perdu, faire l'écoute des vinyles qui s'accumulent lentement mais surement sur le côté de ma table de salon. Ce faisant, je mets dans une pile à part les disques dont je veux parler sur ce blog, mais mon rythme d'écriture ne parvient pas à rattraper celui de mes achats. Je fais présentement le tour des disques sortis en fin d'année 2011 que j'ai seulement pu me procurer au début de 2012. Mais je crois que dans le genre de musique dont je veux faire l'apologie, le facteur "fraîcheur" n'a pas vraiment d'importance. On ne risque pas de retrouver ici beaucoup de disques qui vont défrayer la manchette, mais plutôt des oeuvres qui risquent de rester dans l'ombre tout au long de leur histoire et dont il ne sera jamais trop tard pour les faire ressurgir. De plus, je me dis que que pour pouvoir parler d'un disque, il faut au minimum l'écouter 5 fois au complet et c'est bien un minimum. Idéalement on les écoute encore plus mais si on ajoute à ce critère celui du format vinyle, cela implique qu'il faut passer beaucoup de temps a la maison...

Je m'attaque donc avec enthousiasme au disque "Love" de King Dude. Je l'ai réécouté plusieurs fois au cours des dernières semaine et j'ai ressenti encore dans mes tripes à quel point il s'agit d'un excellent album. Des belles chansons, des mélodies accrocheuses et des textes noirs. En s'informant un peu sur l'artiste, on découvre que T.J. Cowgill, l'homme derrière le pseudonyme King Dude, est aussi derrière le site web Actual Pain; une compagnie de design de vêtements et de bijoux inspirés par l'occultisme et le satanisme, mais traversés d'une fine touche d'humour. De superbes designs de t-shirts et de casquettes qui donnent le goût de s'afficher, à la manière Kanye West, comme un être de souffrance, qui voit dans la douleur un réconfort et qui éprouve une forme de jouissance dans une iconographie morbide. Le désir masochiste de l'homme se retrouve emmêlé aux pouvoirs imaginaires qu'il espère obtenir de l'occultisme. Jacques Lacan disait que le pervers était l'homme désirant par excellence, qui poursuit la jouissance jusque dans ces extrêmes. Cette quête poussée à l'extrême semble aussi servir d'inspiration au label Dais, qui s'affaire à sortir des albums fascinants où on dénote une forme de "croire" au travers du produit musical. Que ce soit King Dude, Genesis P-Orridge, Psychic Tv, American Cloud Songs ou aTelecine (le projet musical de l'ex actrice porno Sasha Grey), ces projets ont ceci en commun qu'ils impliquent un questionnement sur les rapports entre la jouissance et la musique ainsi qu'une radicalité éthique et esthétique chez l'artiste. King Dude n'est peut-être pas le plus radical de la liste mais il s'y insère quand même très bien. De plus, on termine notre parcours beaucoup plus loin que ce que le nom incongru nous a induit à imaginer; un autre musicien qui tente de mélanger musique et humour.

" It's you that I crave alone, from a longing that wont ever die"




Pour revenir au disque "Love", il faut tout d'abord souligner sa superbe pochette découpée, ornée de symboles obscurs sur le devant, qui nous font hésiter à première vue à deviner quel genre de musique s'y retrouve. De plus, l'introduction de l'album fait encore plus douter et c'est seulement après deux-trois chansons qu'on réalise le caractère conventionnel des chansons et le talent incroyable de composition de Cowgill. Celui-ci est très proche du folk et du country et certains liens peuvent être faits avec la musique et le personnage de Johnny Cash; artiste ténébreux, tout de noir vêtu, qui chante l'amour et la déception et qui traîne avec lui un répertoire de "ballades meurtrières". Mais King Dude va s'éloigner du folk traditionnel sur cet album, par une sur-utilisation d'effets sonores qui ajoute une touche définitivement enivrante et addictive à ce disque. Sans cet élément, King Dude nous offrirait tout de même un folk convenable, sombre et accrocheur, à l'image de ces premiers albums. Il adopte aussi une position un peu plus marginale que Cash (à notre époque) en épousant une esthétique particulière, inspirée du satanisme.

"Deep in the bowels of hatred and of lust lives my love"

Mais voilà que sur "Love" il a poussé plus loin l'enveloppe gothique de l'écho et de la résonance dans la voix, tel qu'exploité par des groupes comme Cold Cave et Zola Jesus, qui rejouent une scène grotesque du goth-wave des années 80. L'usage du reverb à profusion dans les chansons de Cowgill les dotent d'une aura oppressante, qui étouffe les paroles et les émotions. Ces dernières sont cependant gardées vivantes grâce aux mélodies de chant et de guitare. Il gagne en gardant une ligne musicale folk/country, ce qui l'évite de sombrer dans le pastiche ennuyant. Le thème principal du disque, tel qu'annoncé par le titre, porte sur l'amour, mais un amour aliénant, noir, qui pousse à la folie et au suicide lorsque consommé à trop forte dose. Ce type d'amour se confond facilement avec la mort et, par son caractère aliénant, s'approprie les critères du mal, de l'interdit. Les textes sont une illustration de cette sensibilité presque morbide, que certains traînent dans leurs relations amoureuses, qui les fait passer pour des dépendants affectifs mais qui, en fait, sont des gens qui ont beaucoup trop d'imagination et qui ne peuvent se lasser de vivre dans le fantasme de l'autre. Ce faisant, on retrouve inévitablement une opposition des thèmes religieux, du Christ et de Satan, symbole historique de la rectitude et de la tentation. Par contre, Cowgill ne semble pas mener une lutte, où il les opposent, les thèmes religieux ont plus une fonction esthétique. Il n'écrit pas sur la lutte, sur l'opposition à la pulsion et sur des tentatives de combattre ses démons,son choix semble déjà arrêté. Les résultats de toute cette tourmente sont des chansons prenantes, soutenues par la voix caverneuse de Cowgill et un disque varié, tant au niveau des tempos que des ambiances, tout en conservant une direction artistique claire. Ma chanson préférée du disque est sans contredit la magistrale "Lucifer's the light of the world", qui sera probablement une de mes chansons de l'année. De plus, comment ne pas aimer un artiste qui se définit sur sa page Bandcamp comme un "American folk singer that's way more popular in Europe right now."



Mentionnons que King Dude vient de faire paraître un 7" annonçant la sortie d'un nouvel album prochainement, toujours sur le label Dais Records. Par contre, je crois qu'il sera difficile d'élever le niveau imposé avec l'album "Love". À suivre.